Chapitre 41
La rue semblait paisible, mais c'était une illusion. Une sorte de violence contenue circulait dans l'air et m'oppressait la poitrine. Comme s'il s'était fallu d'un rien pour que tout change et s'embrase d'un seul coup. Gordon marchait près de moi, toujours sous sa forme humaine.
Je fermai les yeux et propulsai mon énergie aux alentours, mais je ne détectai rien.
— Vous sentez quelque chose ?
— Non, fit-il en secouant la tête, mais mon odorat est plus affûté quand je suis loup.
Je hochai la tête et il se mit soudain à se transformer.
— Et là, vous pouvez le sentir ? demandai-je, une fois sa mutation terminée.
Il me lança un regard ironique et leva sa truffe en l'air.
— Ouais... c'est bien ce que je pensais.
Les loups-garous des steppes étaient des créatures coriaces, mais possédés par un démon, ils devenaient carrément cauchemardesques. Et nous étions là, seuls tous les deux, dans une rue déserte, au beau milieu de la nuit en train d'espérer qu'un de ces monstres nous tombe dessus. À croire que nous étions complètement timbrés.
— Remarquez, il faut voir le bon côté des choses, c'est vous la cible, il se concentrera en priorité sur vous et me laissera le champ libre...
Gordon émit un grognement désapprobateur e remonta ses babines.
— Je sais ce que vous pensez, fis-je en lui caressant le flanc, vous auriez voulu que Bruce nous accompagne mais croyez-moi, ça ne ferait qu'empirer les choses.
Cette fois, il gronda carrément.
— Oh ce que vous pouvez être acariâtre quand vous vous y mettez !
Puis soudain, il émit un couinement et je vis son corps se faire projeter sur le trottoir d'en face Quelqu'un l'avait frappé, il s'était approché de nous et il l'avait frappé. L'attaque avait été aussi brutale que foudroyante et je restais bêtement figée, mon arme à la main, à essayer de deviner d'où le coup avait pu provenir. Je traversai la chaussée et m'aperçus, soulagée que Gordon était de nouveau sur ses quatre pattes.
— Je ne vois rien, fis-je au loup, il y a bien une légère trace d'énergie canine mais...
Je n'eus pas le temps de terminer ma phrase que Gordon s'affaissa soudain en gémissant. Je m'approchai et vis un trou de la taille de mon poing dans son flanc gauche La chair était à vif et il perdait beaucoup de sang.
— Oh merde ! Merde ! murmurai-je, sans oser m'agenouiller près de lui.
L'Alpha était allongé sur le sol. Il respirait difficilement. Quand il se mit à me fixer et à grogner, je compris qu'il venait d'apparaître dans mon dos. Je me retournai mais trop lentement.
Quelque chose de poilu et de gluant avait touché mon bras. Bientôt, une trace de griffe fit son apparition. Il m'avait blessée et j'avais beau sonder les ténèbres, je ne parvenais toujours pas à le situer, ni à savoir de quelle manière je pouvais me défendre ni où porter mes coups. Gesticuler dans tous les sens ne servirait à rien et risquait de me vider inutilement de l'énergie que j'étais en train d'accumuler.
— Montre-toi ! Je ne suis pas d'humeur à jouer à cache-cache ! criai-je dans la nuit.
Un grognement résonna soudain dans le silence, mais cette fois non plus derrière, mais devant moi.
J'écarquillai les yeux, une boule de feu dans le creux de ma paume, mais il avait de nouveau disparu. Je me demandai, l'espace d'une seconde comment je pouvais bien battre un adversaire qui savait à ce point se rendre indétectable, un adversaire dont je ne pouvais même pas sentir l'énergie.
— Pousse-toi, Rebecca ! hurla une voix derrière nous.
Je fis aussitôt volte-face. Un brusque vent et un sifflement brutal me firent comprendre qu'un vampire était passé à l'attaque. Bientôt l'ombre du démon-loup se détacha et devint plus consistante comme s'il était retenu par des chaînes invisibles dans notre dimension. Un bruit de chute sur le bitume m'en donna confirmation et je les vis, Michael et lui, rouler et se battre à même le sol. Le loup des steppes était gigantesque, sa fourrure était brune et ses yeux rouge sang.
— Michael a dû nous suivre, il adore se mêler de ce qui ne le regarde pas, fis-je à Gordon.
Gordon essaya de bouger mais il n'y parvint pas. Il était en piteux état, mais j'avais déjà vu des métamorphes guérir de blessures bien plus graves.
Je m'agenouillai sur le trottoir après avoir déchiré mon tee-shirt pour faire un bandage et plaquai le bout de tissu sur sa blessure.
— Ne vous en faites pas, la situation est merdique mais pas désespérée, dis-je rassurée.
Mais Gordon ne m'écoutait pas. Il regardait, les oreilles dressées, le combat qui se déroulait sous nos yeux.
— Bon, eh bien puisqu'on a rien de mieux à faire, fis-je, en réinstallant tout contre lui.
Les crocs du loup tentaient de perforer les poumons de Michael et le vampire parvenait difficilement à le maintenir à distance. Ils bougeaient et frappaient tellement vite que leurs mouvements en étaient complètement flous.
— Ça faisait un bout de temps que je n'avais pas assisté à un spectacle pareil, dis-je en souriant.
Gordon me lança un regard consterné qui me fit sourire.
— Inutile de faire cette tête-là. Je n'ai absolument pas l'intention de bouger. Du moins, pas avant que ce maudit vampire se fasse tuer, chuchotai-je.
Michael et le démon-loup luttaient comme des bêtes enragées. Le vampire était d'une célérité à toute épreuve, mais son adversaire semblait immunisé contre tous les coups qu'il pouvait lui infliger.
Gordon tourna légèrement sa gueule vers moi en grondant.
— Eh, je le connais mieux que vous et je peux vous dire que j'adorerais le voir se prendre une raclée, d'accord ?
Le loup me fixa puis posa sa tête sur mes genoux.
— Je suis contente qu'on se comprenne, dis-je, en lui caressant l'échiné.
Ici, l'ennemi de mon ennemi était aussi mon ennemi. Le vampire représentait, tout comme le démon, une vraie menace pour ma sécurité et celle de mon clan. Son arrogance le rendait particulièrement dangereux et le fait même qu'il ait osé me faire chanter... Non, franchement, qu'est-ce qu'il croyait ? Que j'allais prendre le premier avion avec lui pour Paris ? Avait-il oublié à ce point ce que j'étais ? Qui j'étais ? Il m'avait à peine mis le marché en main que j'avais déjà décidé de le tuer. Alors un peu plus tôt ou un peu plus tard, qu'est-ce que ça changeait ?
— Ouch ! Ça, ça doit faire mal, fis-je en entendant un hurlement de douleur.
Michael et le démon-loup s'étaient relevés, leurs griffes enfoncées dans leurs chairs respectives. Jamais encore je n'avais vu une telle quantité d'hémoglobine se répandre et couvrir une si grande surface sans qu'au moins, l'un des deux belligérants ne soit déjà mort.
— Vous en voulez un bout ? fis-je en tendant à Gordon une barre chocolatée sortie tout droit de la poche de mon blouson.
Gordon émit un grognement.
— J'espère que Michael aura le temps de suffisamment l'amocher avant de crever, grimaçai-je, en dégustant nonchalamment mon petit en-cas.
Je pouvais désormais capter l'énergie du démon-loup. Il n'avait plus assez de pouvoir pour la camoufler et je la sentais faiblir de seconde en seconde.
Bientôt, il n'aurait plus suffisamment d'énergie pour circuler d'une dimension à l'autre. Et donc, pour m'échapper.
Gordon se mit à haleter. L'odeur du combat et du sang stimulait dangereusement son appétit et titillait ses instincts.
— Laisse tomber, fis-je, la chair de celui-là est avariée depuis longtemps, c'est un coup à se choper une intoxication alimentaire.
Gordon tira la langue et eut une expression amuser
— Je me demande ce que cet abruti de démon attend pour lui arracher la tête...
Michael rugissait sous les morsures du démon-loup mais il était encore debout et continuait désespérément à se battre. Du moins jusqu'à ce que la bête le projette contre un panneau publicitaire à quatre mètres du sol
— Et merde ! criai-je, en me relevant aussitôt, sur la défensive, l'arme au poing.
Le démon s'était figé quelques secondes, vérifiait probablement que Michael était bel et bien hors d'état de nuire. Puis, il se tourna lentement vers nous, frémissant d'excitation.
Rien ne se produisit pendant les quelques instants où je tirais, sans doute parce qu'il avait intelligemment conservé un fond d'énergie suffisante pour disparaître une dernière fois et surgir à mes côtés. Je le compris trop tard, quand ses griffes se refermèrent sur mon arme et me l'arrachèrent.
— Je suis heureux de te revoir, sorcière, dit-il, son attention focalisée sur ma petite personne.
Voir un loup parler était plutôt déstabilisant Presque grotesque.
— Je ne peux pas en dire autant ! soupirai-je, en regardant ses yeux couleur rubis.
Il se mit à émettre un ricanement désagréable et je sentis des frissons m'envahir tout entière.
— Je vais avoir beaucoup de plaisir à m'occuper de toi, Assayim. Les louves étaient moins fragiles que tu ne l'es mais ton esprit m'offrira bien plus de résistance et sera plus amusant à briser, dit-il en me bondissant dessus.
J'avais beau avoir des nerfs d'acier, la façon dont il avait dit ça aurait fait tressaillir d'horreur une statue. Ce démon était complètement détraqué. Et malheureusement pour lui, me faire violer et torturer par un animal en rut, n'était pas inscrit à mon planning de la semaine.
J'avais accumulé suffisamment d'énergie pour tenir à distance une armée de vampires. Le pouvoir du feu picotait ma peau. Je posai mes mains sur son ventre, au moment où il me couchait sur le sol et lançai une boule incandescente capable de transpercer une voiture blindée.
Une odeur de poils cramés flotta dans l'air et un bruit de chute m'avertit qu'il n'était pas tombé très loin.
— Je ne suis pas certaine que ça lui ait plu, fis-je à Gordon, en le voyant se relever, une vingtaine de mètres plus loin et se mettre à hurler.
L'Alpha gémit et me lança un regard inquiet.
— Ne t'en fais pas, j'ai d'autres cordes à mon arc, ajoutai-je, avec une assurance que je ne ressentais pas.
J'appelai le pouvoir de la Terre et un trou énorme se forma alors sous ses pieds, puis l'engloutit.
— Si cette fois il s'en sort, tu pourras te faire du mouron ! lançai-je.
Le temps de deux battements d'ailes et je vis bientôt une silhouette gigantesque ressortir du néant où je pensais l'avoir expédiée.
— Mais c'est pas vrai... fis-je en le regardant s'extraire de terre comme un diable au milieu des flammes de l'enfer.
Nous nous entre-regardâmes le démon-loup et moi puis je me mis à éclater de rire.
— T'es vraiment un emmerdeur, tu sais ça ?
— Je trouve ce genre de surprise particulièrement désagréable, gronda-t-il.
— Et moi donc...
Il n'était pas censé pouvoir s'en relever. Pour la première fois, je me demandais s'il n'était pas totalement invincible et je commençais à regretter sincèrement de ne pas avoir évacué Gordon plus tôt. Je n'avais aucune envie qu'il puisse faire les frais de mon imprudence et de ma stupidité.
— Je sens ta peur, sorcière, tu te demandes comment tu vas me tuer...
— Oui, et si tu pouvais me donner un ou deux indices, histoire de pimenter un peu le jeu, ce ne serait pas de refus, raillai-je.
— Même si tu parvenais à m'éliminer, ce dont je doute sincèrement, un autre viendrait et prendrait ma place, dit-il en claquant des crocs. Nous terminons toujours nos missions...
Ça, c’était une très mauvaise nouvelle...
— Eh bien je t'annonce que ta mission est terminée. J'ai tué Dante, le pacte que vous, les démons, avez conclu avec lui est donc caduc. Tu peux rentrer chez toi.
Le loup gratta le sol avec ses griffes, signe qu'il était contrarié.
— Tu ne me facilites vraiment pas les choses, grogna-t-il d'une voix basse et profonde.
— Je sais que ta prochaine cible était Gordon, l'Alpha de la meute, mais avec Dante disparu, je ne vois pas quel serait ton intérêt de continuer, affirmai-je.
Il poussa une sorte de grognement et dit d'un ton condescendant :
— Tu penses vraiment que nous allons nous en tenir là?
Je haussai les épaules.
— Disons que je l'espérais.
— Je ne t'imaginais pas si naïve, gloussa-t-il.
Entendre une bête parler était déjà flippant, mais l'écouter glousser comme s'il avait perdu l'esprit était complètement terrifiant.
Je m'humectai les lèvres et dis du ton le plus neutre dont j'étais capable :
— Tu saignes et tu boites, j'ai donc toutes les raisons d'espérer me débarrasser de toi.
— De mon enveloppe peut-être, mais de moi, Vikaris, il y a peu de chance !
Ce n'était pas une mauvaise suggestion. Je ne pouvais tuer un démon Agameth sans l'aide de mes sœurs, mais les loups étaient mortels. Et sensibles aux balles d'argent. Ce qui expliquait sans doute que son premier réflexe ait été de me désarmer. Il ne pouvait plus se réfugier dans sa dimension démoniaque pour échapper à une rafale de tirs, et son énergie était à présent si basse que le démon ne pourrait sauver son hôte une nouvelle fois sans se mettre lui-même en danger.
En tout cas, ça valait le coup de tenter.
J'eus à peine le temps de sortir mon arme de secours cachée au niveau de mes mollets, sous mon pantalon, que je le vis de nouveau s'éclipser. Et il me fallut au moins trois secondes pour réaliser que ça n'avait rien à voir avec ses précédentes disparitions, mais qu'il avait été percuté par un vampire fou de rage qui s'était précipité sur lui à la vitesse d'un TGV.
— On ne peut pas dire, Michael a toujours le sens du timing, fis-je en levant les yeux au ciel.
Le vampire s'était accroché au dos du démon-loup. Il parvint à lui arracher un morceau de chair avec les crocs aussi grand que l'Alaska, avant que la bête ne se retourne et ne parvienne à le désarçonner.
— Michael, laisse-le-moi ! hurlai-je.
Mais le démon avait déjà planté ses griffes dans son estomac et lui avait perforé l'abdomen. Là où un humain serait tombé agonisant, le vampire réagit en saisissant la patte de son adversaire et de sa force surhumaine, le démembra. Je n'aurais même pas su dire lequel était le plus bestial des deux. Le monstre argenté ou l'autre. En tout cas, moins d'une seconde plus tard. Michael gisait dans une voiture dont il avait encastré la carrosserie, et le démon-loup, une patte en moins, se vidait de son sang aussi vite que des vêtements mouillés au programme « essorage ».
— Il ne t'a pas loupé, remarquai-je en m'approchant du démon.
— Le vampire nous paiera ça, sorcière, haleta-t-il.
— Compte sur moi pour te refiler son adresse, chuchotai-je avant de lui vider mon chargeur dans le cœur.
Je sentis plus que je ne vis un nuage sombre quitter le corps de la bête puis plus rien. Rien que le cadavre mutilé d'un homme jeune et costaud, aux traits séduisants et à l'âme noire et corrompue.